Éric Naulleau : « La Coupe du monde est le dernier événement qui fédère à ce point la nation »

FIGAROVOX / INTERVIEW – Esaiis voit dans l’esprit de la performance de l’équipe de France de football en Coupe du monde une réaction au déclin du pays, ainsi qu’à la haute valeur du sport.

Éric Naulleau est chroniqueur et essayiste. Il a récemment publié avec Michel Onfray La gauche réfractaire, aux éditions Bouquins.

LE FIGARO. – Peut-on voir dans la Coupe du monde de football un vecteur d’unité nationale, qui fédère toutes les couches sociales dans un même objectif ?

Éric Naulleau. – C’est plus le cas, en effet. Le stade a toujours été un lieu de mixité sociale, mais ce qui a changé maintenant, c’est la mixité incluant les femmes. De plus en plus de femmes aiment jouer au football, viennent grossir les rangs des supporters dans le stade, alors que cette passion reste, très longtemps, exclusivement réservée aux hommes. Cependant, cette idée d’interaction sociale doit tout de même être nuancée. Dans les clubs par exemple, les jeux sont de plus en plus chers, les abonnements ne sont pas accessibles à tout le monde.

Mais la Coupe du monde reste l’un des derniers événements qui fédère à ce point toute la population, alors que la tendance est à la ghettoïsation. Quand vous allez au théâtre, par exemple, vous ne voyez qu’un seul type de public, pas de code de mixage ; de même pour le stand-up, qui ne rassemble qu’une seule catégorie de population ; on observe le phénomène de bulles sociales. Le football est donc une exception qui, malheureusement, confirme la règle. Et s’il conserve ce statut unifié, c’est parce qu’il a quelque chose d’universel, de très simple. Quand vous êtes enfant, tout ce dont vous avez besoin est d’une balle éclatée, de deux pulls pour marquer des buts, et vous êtes prêt à partir. Tout le monde peut y jouer.

Cet enthousiasme général, que l’on voit à chaque Coupe du monde, à chaque compétition internationale, indique-t-il la nécessité pour la France d’être fière de son pays ?

A vrai dire, cette émotion populaire a des significations différentes selon les époques. En 1998, il y avait ce fameux slogan « Noir-blanc-rouge ». En 2022, c’est très différent. Les signes du déclin du pays se multiplient : le secteur nucléaire, qui fait notre fierté en termes d’autonomie énergétique et de souveraineté militaire, a été détruit ; le niveau de grammaire et d’orthographe s’est effondré, alors que la langue française est le cœur de notre pays. Il est donc nécessaire de se sentir à nouveau fier de ce pays, de montrer sa grandeur. Le football est toujours un domaine d’excellence, depuis 25 ans en Coupe du monde, personne n’est égal à nous. Mais cela a provoqué une surcharge dans l’équipe de France, car il lui a été demandé de corriger symboliquement tous les signes de déclassement, de rendre à la France sa grandeur perdue, de compenser, par ses avantages, tous les secteurs de ce déclin. Il y avait une pression extérieure très forte, que les joueurs ont pourtant bien supportée, Kylian Mbappé n’a montré aucun signe de stress particulier, et Olivier Giroud est resté indestructible.

Je ne comprends pas pourquoi on fait des procès fascistes contre des gens qui sont fiers de notre grandeur, rien n’est malsain, et le pays irait mieux si on exprimait un peu plus cette fierté.

On a aussi assisté à l’émergence d’un nouveau phénomène plus problématique lors de cette Coupe du monde. D’un côté, on observe les efforts de l’extrême droite pour faire d’Olivier Giroud un représentant traditionnel, la France chrétienne. Et d’un autre côté, on voit des joueurs marocains dédier leur victoire à tout le monde arabe et aux pays musulmans, ce qui est un peu étrange. J’ai donc l’impression que l’aspect national est plus que l’aspect religieux. C’est un phénomène nouveau que je trouve très problématique, ce n’est pas le cas en 2018, encore moins en 1998. L’épopée désormais de l’équipe de France prend un tout autre sens.

Le nationalisme est ressenti de manière plutôt négative aujourd’hui, le football permet-il d’exalter le patriotisme doux et édulcoré qui traverse les matchs et les confrontations arbitrales ?

En effet, c’est un affrontement symbolique, un sport, un affrontement où tous les coups ne sont pas permis, contrairement à ce que l’on peut voir en Ukraine. Il n’y a pas d’arbitre dans le conflit russo-ukrainien, on peut bombarder des civils, des infrastructures… La Coupe du monde est une façon civilisée de s’affronter et ça ne me pose aucun problème. Je suis très chauvin en matière de football, mais cela ne fait pas de moi un nationaliste, un maurasiatique ou un fasciste, c’est du vrai patriotisme. Je suis fier de l’équipe de France et je pense que c’est une façon honorable d’exprimer son attachement au pays. De même, je pense que nous devons être fiers de la littérature, de la culture et de l’architecture françaises. Je ne comprends pas pourquoi on fait des procès fascistes contre des gens qui sont fiers de notre grandeur, rien n’est malsain, et le pays irait mieux si on exprimait un peu plus cette fierté.

Le terrain de foot est l’image de l’humanité réduite, on y voit le pire et le meilleur, on est confronté à toutes les situations, on éprouve tous les sentiments… C’est la vraie école de la vie.

Que pensez-vous du rapport entre football et politique, avec Emmanuel Macron allant en demi-finale, ou Jacques Chirac et Lionel Jospin, en 1998, qui ont largement donné la victoire aux Bleus, ce qui a accru les chances de leur popularité. Qu’est-ce qui t’inspire?

La politique et le sport ont toujours été liés, c’est une vieille histoire. La Coupe du monde de 1938 en Italie avait une forte signification politique ; semblable à celui de l’Argentine en 1978, qui a été utilisé comme symbole politique par la junte militaire ; dans le récit de Poutine, la Coupe du monde 2018 était censée éclipser l’annexion de la Crimée. On peut rejeter des exemples à l’infini, toutes les coupes du monde ont été politiques. Et je trouve normal que le président de la République vienne soutenir son équipe. Quant à la courbe de popularité, bien sûr une bonne performance a un effet positif, mais elle est très éphémère.

Albert Camus, grand fan de football, disait « Le peu de moralité que je connais, je l’ai appris sur le terrain de foot ». Ce sport n’est-il pas aussi l’expression de valeurs communes ? Et lequel ?

Les propos d’Albert Camus sont très vrais, il se passe des choses sur le terrain de foot qui vont au-delà du jeu. Certains aiment critiquer ces « adultes qui dirigent le ballon », mais il ne faut jamais pratiquer ce sport pour le réduire à une telle caricature. vision Personnellement, j’ai joué longtemps dans un club, et j’ai appris quelque chose qui m’a profondément marqué, et qu’on ne trouve nulle part ailleurs, sauf dans l’armée, ce soutien inconditionnel à quelqu’un qui porte le même maillot. Sur le terrain nous sommes prêts à nous faire du mal, mourir symboliquement pour couvrir un de nos partenaires, lui offrir une porte de sortie, le soutenir… J’ai gardé l’idée de solidarité de cette exigence dans une certaine mesure, notamment dans mon amitié, Je n’ai jamais lâché le partenaire moi, qu’il soit bon ou mauvais. J’ai été éduqué par ce sport, le terrain de foot est une image réduite de l’humanité, on y voit le pire et le meilleur, on est confronté à toutes les situations, on éprouve toutes les sensations… C’est la bonne école.

Et vous, avez-vous déjà, comme Camus, envisagé une carrière de footballeur (rires) ?

Vous savez, j’ai 60 ans, ce qui est généralement trop vieux pour commencer une carrière sportive. Mais au fond de moi, pour vous répondre sincèrement, je n’ai jamais abandonné l’idée de gagner un jour la Coupe du monde, et je pense que je mourrai sans abandonner. L’espoir donne la vie. Même si, à vrai dire, je n’ai pas et n’ai jamais eu le niveau requis.

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